Les Delage
    
        La famille Delage habite à « La Coquillerie », propriété située à un bon kilomètre du village. 
Madame Delage est la directrice de l’école des filles de Sigogne, tandis que son mari, George Delage, exploite les terres de la ferme, produit du Cognac et du Pineau. Ils ont trois enfants, Jacqueline, l’aînée, est ma marraine, Jean vient ensuite, et Michel est le dernier. Né en 1934, il a l’âge de mon frère George.
    
        Les belles journées d’été, nous nous y rendons, le plus souvent à pied, ce qui, du point de vue de mes petites jambes, représente une sacrée trotte. C’est la ballade traditionnelle d’après dîner, « pour digérer » d
it papa. 
 
    
        
    
        Les soirs, quand on arrive, le porche est parfois fermé, et il faut frapper le heurtoir de la petite porte de toutes nos forces pour que le signal soit entendu et qu’on vienne nous ouvrir ! Il arrive aussi que les coups donnés restent sans réponse, alors on va jusqu’au bout du bâtiment, là, de l’autre côté du mur se trouve la cuisine. On prend une des grosses pierres qui traînent au sol, et on en porte de furieux coups contre le mur…
 
    
        Cette fois est la bonne, une voix retentit de l’intérieur de la cour, signifiant qu’on vient nous ouvrir. Neuf fois sur dix, la famille Delage vient juste de se mettre à table, et les parents restent ainsi à bavarder de tout et de rien pendant qu’ils mangent. Parfois Denise Brun, la femme du «commis» qui loge de l’autre côté de la cour surgit à grand bruit et informe ses patrons de tel ou tel problème, avant de retourner chez elle. 
Quand le repas est terminé tout le monde passe dans la petite salle à manger qui se trouve à côté de la cuisine, et les conversations reprennent. Parfois une partie de belote est amorcée, «un mille sec» pour prévenir qu’il n’y aura pas de revanche, et je suis souvent chargé de tenir les comptes... Nous écoutons aussi sur un tourne-disque « moderne » les chansons à la mode du moment. Dans le début des années cinquante, la vedette absolue à La Coquillerie est Line Renaud. Alors on écoute en boucle «Ma cabane au Canada», ou «Le chien dans la vitrine». Ça gratte, le son est un peu tordu, mais c’est magique. Parfois, Jean Delage sort de sa boîte un gyroscope qui me subjugue complètement quand on le fait tenir en équilibre sur le bord d’un verre, ou sur la lame d’un couteau…
Autant le «Père Delage» est silencieux (on ne sait jamais trop s’il dort vraiment ou si le babil de sa femme «ma pauv’ Madeleine» l’ennuie profondément), autant Madeleine, sa femme donc, est bavarde et enjouée… Un soir, il balance une vanne que je ne comprends pas trop sur le moment, mais qui fait beaucoup rire. Il y est question d’un mouton dans un pré, et le comique de la blague vient de la confusion entre les verbes paître, et péter. Là, l’œil de George Delage s’allume derrière ses sourcils broussailleux, puis ayant obtenu l’effet escompté, les paupières retombent à mi-course, et il repart tout de suite dans son monde…
 
    
        Mais la nuit avance et je finis par me caler dans le grand fauteuil-crapaud près de la fenêtre, et m’endors. Les éclats de voix, les rires m’arrivent par vagues et me sortent un court moment des profondeurs dans lesquelles je suis, avant que je n’y replonge avec délices.