Mais il y en a un qui surpasse tous les autres quand il se met à raconter une histoire, c’est Maurice. Il a le don, ne riant jamais de ses propres blagues, mais faisant péter de rire tout l’auditoire. Ce jour-là, je suis invité avec papa que j’ai accompagné toute la matinée à travers les champs et les vignes, je dois avoir neuf ou dix ans et ne comprends pas toujours ce dont il est question dans les histoires racontées par les adultes. Mais avec Maurice, il est inutile de tout comprendre pour partager l’hilarité générale… Je les revois tous, le regard brillant et les joues rouges de grand air et d’alcool, se poussant du coude, se claquant les cuisses, pleurant de rire aux propos de Maurice Normand. Lucie et Mimi sont là aussi en retrait du groupe, pour porter les plats, ou pour aller servir en boutique quand il se présente un client. Lucie se tient dans l’encadrement de la porte de séparation, une main posée sur ses hanches, un sourire entendu aux lèvres… Il y a longtemps que la gouaille de son Maurice n’a plus de secret pour elle…
    
        Corbineau
Corbineau est l’alcoolique du village. Au dernier degré. On le voit souvent à vélo zigzaguer dans un improbable équilibre sur la route de Rouillac où il vit dans une pauvre bicoque dévorée de lierre et d’aubépine. Comme «Couille-Rousse» (cantonnier de la commune) il est l’un des rares habitants de Sigogne que les enfants poursuivent de leurs moqueries et méchantes paroles. Débraillé, il n’est nullement gêné lorsque les accrocs de son pantalon laissent voir ses parties les plus secrètes !
Parfois il tombe de son vélo, et quelqu’un le retrouve cuvant dans un fossé… 
De temps à autre il est employé chez le maire Claude Veillon, où il nettoie les chaudières de la distillerie. Je ne sais plus en quoi consiste ce travail, mais je sais que personne ne veut le faire, et que lorsque Corbineau l’a achevé il sort de là noir de suie des pieds à la tête. Sans doute Claude Veillon lui donne-t-il un peu d’argent pour sa peine, et il le paie également en bouteilles d’eau de vie brute, c’est-à-dire comme elle sort de l’alambic au deuxième passage, titrant plus de soixante-dix degrés d’alcool. Ce n’est pas 
 
    
        ça qui fait peur à Corbineau qui, comme je l’ai vu faire une fois, boit sans broncher cette eau de vie au goulot !...
Dans sa «maison», il a aménagé son galetas de manière à être placé sous une barrique de vin. Un «larron» (tuyau) en descend, qui lui permet de soulager sa soif sans avoir besoin de se lever…
On dit cependant qu’il n’a pas toujours été comme ça, on dit de lui qu’il a fait la guerre de 14, on dit de lui qu’il a de la famille, on dit de lui qu’il a une fille… On dit plein de choses à son sujet, mais je pense aujourd’hui que personne ne savait trop qui il était réellement.
    
        Les Brun
Les Brun sont «commis» chez les Delage, à La Coquillerie. Arrivés tous les deux au début des années cinquante. Lui principalement employé aux tâches «agricoles», c’est-à-dire essentiellement le travail de la vigne. Elle est plus particulièrement responsable de la basse-cour, des lapins et cochons aussi.  Mais les deux se retrouvent à traire les vaches, le matin aux aurores, et le soir à l’heure de l’angélus. Ils ne sont pas de Sigogne, plutôt il me semble du Limousin. Physiquement, ils ne ressemblent pas du tout. Lui est sec et noueux comme un pied de vigne, elle est forte et replète. Ils sont logés (sommairement), dans l’alignement de la maison des patrons, à gauche des bâtiments, quand on passe sous le portail. Roger ne parle pas beaucoup, et de toute façon n’élève jamais la voix. Denise, elle, est volubile, et parle fort.
Les mauvaises langues disent que Roger serait un braconnier (ce qui est bien possible…) et  que Denise est une pipelette, qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, parlant à tort et à travers, «y compris quand elle devrait se taire» . Je les connais un peu, les Brun, et ils ne sont pas du tout cela. Au fond, ce sont de très bonnes personnes, et quand Georges décidera de vivre seul à Sigogne après le décès de papa, ils sont de ceux qui garderont un œil attentif sur lui pour éviter qu’il ne dérape ou se mette dans des situations trop inconfortables ! Rencontrés à la mort de Georges justement, ils me parleront des conditions dans lesquelles ils travaillaient à leurs débuts à La Coquillerie. «On rentrait les foins,