Quand je croise Monsieur Robert ici ou là au village, il porte quel que soit le temps des lunettes d’écaille dont les verres sont jaunes. De chaque côté des branches s’articulent des œillères qui le protègent des excès de luminosité qu’il ne supporte sans doute plus. On dit d’ailleurs de lui qu’il est à moitié aveugle. D’un naturel très doux et très affable, il s’arrête toujours bavarder avec Madame Chéneby quand celle-ci est dans sa cour.
Sa femme, malade également, ne sort plus de chez elle. Je suis allé une fois dans leur cuisine faire une commission pour Madame Chéneby. Madame Robert était comme toujours installée dans un fauteuil d’osier près de la fenêtre. Elle était tellement pâle qu’elle en était transparente dans ses vêtements noirs. Mais ce qui me fascina ce jour-là, ce fut le bocal posé sur la toile cirée de la table, dans lequel s’agitaient deux… sangsues. On m’expliquera ensuite que Madame Robert appliquait tous les jours ces sangsues sur ses jambes, pour soigner je ne sais plus quelle maladie de la circulation…
Monsieur Fromentin
« Le père Fromentin » est l’un des menuisiers du village. C’est lui que papa a choisi pour travailler à la maison quand on a besoin de remplacer un carreau ou de réparer telle ou telle fenêtre ou porte. C’est lui qui se verra confier deux gros chantiers : la réfection de la charpente du chai qui conduit au « chai démoli », et le remplacement du plancher dans le bureau de papa. Concernant le premier chantier, je me souviens l’avoir rejoint un jour sur les poutres maîtresses du chai mises à nu, en grimpant à l’échelle qui se trouvait là. Je devais avoir quatre ans. Arrivé en haut, je l’avais appelé. Lorsqu’il se rendit compte de ce que j’avais fait (je déambulais au-dessus du vide), il me parla doucement, me disant de rester là où j’étais, qu’il allait me rejoindre… Inconscient du danger je l’attendis donc. Tout en continuant à me parler, il vint vers moi sur la poutre où j’étais arrivé, me prit doucement dans ses bras et me redescendit jusqu’au sol.